
AFS Toulouse
​
​« D’un territoire à un autre : des dynamiques locales qui renforcent les inégalités socio-éducatives ? »
La présentation visuelle accessible ici :
Introduction
Cette communication s'inscrit dans une réflexion sur les effets différenciés de la territorialisation de l'action publique à visée éducative. Elle interroge un paradoxe au sein des politiques publiques et plus spécifiquement au sein des cités éducatives : alors même que ces politiques sont pensées comme des leviers de réduction des inégalités, elles semblent, dans certains cas, participer à la reconfiguration – voire au renforcement – de logiques de ségrégation socio-éducative.
L'objectif est d'examiner comment des dynamiques locales, portées par des institutions et des professionnels, peuvent contribuer – avec des rapports de pouvoir parfois inégaux et malgré des intentions affichées de coopération et d'inclusion – à maintenir, ou même à aggraver, les inégalités d'accès aux offres socio-éducatives. En d'autres termes, cette analyse questionne la manière dont la territorialisation de ces politiques conforte les dynamiques de ségrégation socio-éducative.
Cette analyse repose sur une enquête ethnographique conduite entre 2021 et 2024 dans deux territoires labellisés « cité éducative » particulièrement contrastés. L'approche méthodologique combine 600 heures d'observation, la tenue d'un journal de terrain, l'analyse d'une cinquantaine d'entretiens avec des professionnels, des parents et des jeunes, ainsi que l'examen de nombreux documents institutionnels.
Le propos se structure en trois parties :
-
L'exploration des enjeux institutionnels et des tensions inter-organisations qui traversent ces territoires, en interrogeant les choix stratégiques locaux et leurs effets sur les rapports de force entre des acteurs forts et des acteurs faibles, au sens de Payet
-
L'analyse de ce qui se joue lorsque la territorialisation devient davantage duplication qu'innovation
-
L'examen des effets concrets que ces choix institutionnels peuvent produire sur les publics visés, notamment sur la manière dont les projets mis en œuvre peuvent parfois produire de la distance avec les plus vulnérables
L'objectif est de questionner ce que produit concrètement la territorialisation de l'action éducative au sein de ces cités éducatives et de montrer comment les configurations, les jeux d'acteurs et les arbitrages locaux facilitent ou empêchent le recours des publics les plus éloignés des politiques publiques. Il s'agit de comprendre comment le territoire, à l'échelle institutionnelle, crée des inégalités et comment la territorialisation « institutionnelle » engendre une rupture avec les publics les plus vulnérables.
​
I. Les enjeux institutionnels et les tensions inter-organisations
La notion de territorialisation institutionnelle qualifie les formes de redéploiement de l'action publique éducative à l'échelle des institutions locales, en distinction avec la notion de territorialisation ancrée, qui désigne davantage l'intériorisation et le redéploiement de l'action publique par les professionnels socio-éducatifs des territoires. C'est à cette échelle des institutions locales que s'inscrit notre raisonnement pour comprendre comment, paradoxalement, cette forme de territorialisation peut créer des ruptures et des formes de mise à distance des publics.
L'enquête met en évidence que les cités éducatives incarnent une nouvelle manière de produire les politiques éducatives localement, puisqu'il s'agit de travailler en troïka, entre la préfecture (représentée par le délégué au préfet à l'égalité des chances), la municipalité (représentée par un DGA) et l'éducation nationale (représentée par le proviseur du collège tête de file).
Toutefois, dans les cités éducatives enquêtées, l'organisation institutionnelle est marquée par des tensions plus ou moins marquées. Les instances des cités éducatives réactivent des conflits de légitimité entre institutions à l'échelle locale : État, collectivités, éducation nationale. Ces tensions s'incarnent régulièrement dans les instances et temps de réunions, mais se répercutent sur les choix ou l'absence de choix réalisés, en fonction des visions et conceptions défendues par chacune des institutions.
Les concepts d'institutions fortes et d'institutions faibles permettent d'illustrer la manière dont les rapports de force peuvent avoir une incidence notable sur la mise en œuvre concrète du label cité éducative à l'échelle du territoire. Cette analyse peut être illustrée par l'examen de la priorisation des publics et des thématiques.
​
Dans la cité éducative Églantine, 45% des projets ont pour cible des publics scolaires ; 27% visent l'ensemble des habitants, 20% touchent des publics spécifiques au sein des habitants (parents, 12-17 ans, petite enfance) et 8% des projets sont orientés vers les professionnels uniquement, sous forme de formations. Dans ce cas, l'Éducation nationale défend les projets menés au sein de la sphère scolaire, à destination des élèves ; la préfecture, ici considérée comme une institution forte, défend une prise en compte globale des habitants et la municipalité s'applique à prioriser les 12-17 ans et les parents.
Toutefois, la défense de publics-cibles propres à chaque institution entre en contradiction avec un éventuel soutien inconditionnel des publics ciblés par les autres institutions. Cette juxtaposition de catégories cibles découle de volontés politiques et non des besoins repérés à l'échelle des territoires. Le ciblage des publics possède une incidence notable. « La mauvaise construction des "publics cibles" peut expliquer l'incapacité des politiques publiques à prendre en charge des catégories de population pourtant défavorisées », comme le soulignent Ribémont et al. C'est ce qui émerge du côté d'Églantine où les projets visant l'ensemble des habitants ne touchent en réalité que peu de jeunes ou de familles, puisqu'aucun public n'est réellement pensé ou orienté vers ces projets, qui touchent en définitive des publics uniquement scolaires.
Dans la cité éducative Mandela, la municipalité, ici considérée comme l'institution forte, privilégie les élèves d'une part, au prisme de la scolarité, mais également des publics plus larges, que ce soient les habitants ou des catégories plus spécifiques de publics, notamment la petite enfance. La préfecture privilégie également, dans un premier temps, les élèves, mais conserve une attention particulière pour la prise en compte des habitants dans leur ensemble. L'Éducation nationale soutient plus facilement les projets menés dans le cadre scolaire.
L'équilibre entre les institutions, ou du moins la culture commune établie, permet aux institutions de choisir des projets dans le cadre du label qui priorisent des publics spécifiques, définis comme vulnérables ou prioritaires et ainsi répondre aux problématiques diagnostiquées sur le territoire. En misant sur les projets qui visent les publics scolaires, tout en étoffant l'offre proposée aux habitants et aux publics les plus éloignés des politiques éducatives (ici, les 12-17 ans et la petite enfance), la cité éducative Mandela met en œuvre une stratégie d'action qui mobilise en majorité les publics scolaires, tout en proposant, à la marge, des projets en dehors de l'école.
​
Un travail analytique similaire concernant les thématiques des projets retenus révèle également une distinction dans la priorisation des actions et des projets en fonction des institutions fortes. À Églantine, la préfecture étant majoritairement décisionnaire insiste notamment sur les projets liés au développement durable et à l'égalité garçon/fille, à la santé ou à la citoyenneté. À Mandela, en revanche, où c'est plutôt la municipalité qui est décisionnaire, les thématiques des projets soutenus sont davantage orientées vers la culture, le sport, la relation avec les familles, l'orientation scolaire.
Cette analyse montre qu'en pratique, dans la mise en œuvre des cités éducatives, elles reposent majoritairement sur des catégorisations préexistantes, produites au sein de chaque institution, sans véritable articulation intersectorielle. Les schémas d'identification des publics ou des besoins — par l'Éducation nationale, les associations, ou les services de l'État — restent très cloisonnés et rarement discutés collectivement.
Au-delà des représentations, conceptions et défenses institutionnelles, ces dynamiques relèvent également d'une question de personnes, d'individus, et des valeurs personnelles qu'ils portent.
​
II. Institutionnalisation et duplication
L'analyse croisée de ces deux cités éducatives révèle un paradoxe plus profond encore, qui tient à la logique même de territorialisation telle qu'elle est aujourd'hui mise en œuvre. Alors que la cité éducative est pensée comme un dispositif ancré dans les spécificités locales, visant à répondre aux besoins différenciés des territoires et à favoriser la coopération interinstitutionnelle, on observe, dans les faits, une forme de duplication du modèle, portée par le cadrage national du label.
Les projets retenus, les publics ciblés, les thématiques mobilisées s'inscrivent dans un répertoire d'action standardisé, qui, bien que laissé à l'initiative des acteurs locaux, tend à reproduire des logiques d'action déjà vues ailleurs – parce que jugées efficaces, valorisées institutionnellement ou facilement finançables. On assiste alors à un phénomène de mise en série des projets, qui, loin de nourrir la dynamique de co-construction attendue, aligne les territoires sur un modèle commun.
Les projets "Savoir rouler à vélo", "Becomtech", "Like ton job", "Culture prioritaire" se retrouvent dans une diversité de territoires labélisés cité éducative, portés par des associations à visée nationale. Ce sont également des projets portés par des structures locales qui sont dupliqués d'un territoire à un autre, avec l'idée que ce qui fonctionne à un endroit fonctionnera dans un autre territoire.
Ce phénomène est particulièrement marqué au sein des cités éducatives où les préfectures ont un grand pouvoir de décision. Ce processus de duplication vient ainsi entrer en rupture avec les promesses initiales de territorialisation, à savoir une adaptation fine aux besoins et une souplesse d'action permettant de toucher les publics les plus éloignés.
De manière plus structurelle, cette logique de territorialisation dupliquée entretient une forme de fragmentation de l'action publique, où les projets s'empilent sans nécessaire articulation avec les politiques sociales ou scolaires de droit commun. Ce morcellement contribue à renforcer des logiques de silos, voire de mise en concurrence entre institutions et entre territoires, dans une dynamique où chacun cherche à démontrer son efficacité.
Cette situation correspond à ce que Xavier Pons qualifie de « fast-politique » : une action publique qui valorise des réalisations rapides, des dispositifs visibles, avec une forte injonction à l'innovation, mais qui laisse souvent de côté les temporalités longues du travail éducatif. Cette fast-politique conforte et amplifie les tensions inter-institutionnelles, dans la mesure où il n'y a ni d'espaces, ni de temps consacrés véritablement à une élaboration commune à l'échelle des territoires et qu'il y a toujours cette injonction à visibiliser des résultats efficients : pour les acteurs des territoires, il est moins risqué de dupliquer une action qui fonctionne ailleurs, que de proposer une action innovante, ambitieuse, qui risque de ne pas fonctionner.
Concernant la question des publics et de leur définition, l'ambition des cités éducatives est de proposer un cadrage très large pour permettre aux territoires de répondre aux besoins des publics. Ces enjeux de duplication des projets dans le but de visibiliser une certaine efficience rentrent totalement en contradiction avec la proposition de projets qui répondraient véritablement à des besoins exprimés par les jeunes.
​
III. Écarts entre publics ciblés et publics réels
Les jeunes en question au sein des cités éducatives représentent l'ensemble des jeunes, avec dans les textes une attention particulière aux jeunes qui rencontrent le plus de vulnérabilités, et donc des profils de jeunes particulièrement hétérogènes. L'objectif de ce travail de thèse était aussi de montrer quels étaient les effets produits par la territorialisation dans le cadre des cités éducatives, en termes de captation et de fidélisation des publics.
Si les cités éducatives affichent une volonté d'ouverture, d'innovation et de lutte contre les inégalités, l'enquête met en évidence un paradoxe structurel : ce sont principalement les jeunes déjà inscrits dans des écosystèmes socio-éducatifs stables – c'est-à-dire bénéficiant d'un capital éducatif, culturel et social relativement fort – qui participent aux projets mis en œuvre.
Les publics effectivement mobilisés sont en réalité ceux qui fréquentent déjà les institutions partenaires, ou qui ont été socialisés pour répondre à l'offre socio-éducative locale. En d'autres termes, de manière générale, les cités éducatives captent et fidélisent des publics familiers, qui trouvent dans cette offre une continuité avec leurs pratiques préexistantes. À l'inverse, les jeunes les plus éloignés – socialement, culturellement, ou géographiquement – demeurent largement en dehors des projets proposés dans le cadre de ce label, y compris lorsqu'ils ont lieu dans le cadre scolaire.
L'analyse cherche à comprendre si les ancrages institutionnels et les choix réalisés par les membres de la troïka à l'échelle des quartiers labélisés peuvent avoir une incidence sur l'adhésion des publics.
Au sein d'Églantine, la catégorisation des publics est très floue, large et chacune des institutions défend les projets et les publics qui entrent dans ses propres prérogatives. Du côté des publics, ce sont soit des jeunes isolés socialement, soit des jeunes qui grandissent dans des configurations particulièrement autoritaires et strictes. Même ceux qui parviennent à construire autour d'eux un environnement socio-éducatif plutôt efficient avec des activités culturelles, sportives, ludiques régulières, mais qui restent tout de même peu habiles dans les choix d'activités qu'ils peuvent faire, demeurent particulièrement écartés.
Le lien de cause à effet proposé ici réside dans le fait qu'institutionnellement, les projets sont destinés à un ensemble de publics, un ensemble d'habitants, trop large, trop flou et que ces projets vont donc toucher des publics qui sont « déjà là », déjà inscrits dans les structures socio-éducatives et largement consommateurs de l'offre socio-éducative.
Du côté de Mandela, le choix de toucher les publics majoritairement dans le cadre scolaire permet de toucher un panel plus large de profils de jeunes. Il y a par exemple autant de jeunes dont les vulnérabilités cumulées sont importantes que des jeunes qui sont soumis à très peu de vulnérabilités qui sont inscrits au sein des projets. Dans ce contexte, avec des choix de publics qui sont plus restreints en termes d'âge et de captation, les projets touchent des publics qui sont plus diversifiés en termes de profils.
On observe toutefois une difficulté pour la cité éducative Mandela de toucher les publics les plus isolés, y compris à l'école, avec comme l'estiment certains professionnels, des « trous dans la raquette », avec souvent l'impossibilité de balayer l'ensemble d'une classe d'âge avec un même projet.
​
Conclusion
Les choix réalisés à l'échelle institutionnelle possèdent des répercussions sur la capacité à toucher des publics plus ou moins éloignés des politiques publiques. Cette logique révèle une sélectivité implicite dans la mise en œuvre : même si ce label se veut fédérateur, il repose sur un élitisme dissimulé, dans le sens où il est plus simple de faire avec les publics déjà là, plutôt que de faire avec ceux qui restent à distance.
En ce sens, les cités éducatives, sous couvert de territorialisation, répliquent parfois des formes d'exclusion sociale à l'intérieur même des dispositifs censés les combattre. La proximité territoriale ne suffit pas à garantir la participation ; elle peut même renforcer les logiques de discrimination par le filtre de l'offre : ce sont ceux qui savent lire les codes, interpréter les attendus implicites, et mobiliser les bons relais qui accèdent aux projets.
Cela s'explique notamment par l'absence de réflexion approfondie sur les modalités d'identification, de mobilisation et d'accompagnement des publics dits « invisibles », « éloignés » ou « absents » et par la forte duplication des projets d'un territoire à un autre, dans une ignorance des besoins réels des jeunes à l'échelle de ces territoires.
L'ensemble des logiques et des processus qui ont lieu à l'échelle des institutions locales produisent des effets sur la territorialisation et cette forme de territorialisation institutionnelle a déjà des répercussions sur la captation, la fidélisation, l'inscription des jeunes au sein des projets. En fonction des choix qui sont réalisés dans ces instances, les jeunes qui s'inscriront à terme dans les projets menés n'auront pas les mêmes profils, pas les mêmes vulnérabilités, pas les mêmes ambitions.
Cette logique de rupture entre les volontés institutionnelles et ce qui se produit à l'échelle des territoires est bien résumée par les propos d'une cheffe de projet opérationnel :
« Le risque c'est de monter des projets pour dire oui, il y a des projets, mais qu'ils ne touchent personne ou ils vont toucher ceux qui sont déjà utilisateurs des structures, et ce n'est pas nécessairement ce qu'on veut. Et en fait, on perd ce truc-là d'aller chercher les plus fragiles, les plus précaires, les plus... C'est le risque partout, mais je pense que là, sur la cité éducative, c'est un des points sensibles et auxquels il faut prêter attention. »